Spoiler Zone : V has come to
Si vous cliquez sur ce lien vous pourrez voir un Marcheur alors innocent mettre The Witcher 3 en tant que jeu de l’année. Cet acte, qu’il regrettera le début de l’année 2016, est à relativiser, car Metal Gear Solid V figurait bien dans le classement avec un « MGS V a de grandes chances d’être un des jeux qui marquera la génération. » . Si l’exercice de l’auto-citation ne me plaît guère, je crois avoir fait la preuve d’une anticipation assez intéressante, car V est encore la cible de maints débats enflammés, et a donc à sa manière déjà marqué une étape importante. Si c’était à refaire, Metal Gear Solid V aurait été le premier de cette liste, et de très loin. Il n’aurait certainement pas été question de lui céder une quelconque place, car V has come to, tant et si bien que ce titre a commis l’impensable : détrôner Star Wars Knights Of The Old Republic II. Et ceux qui me connaissent savent ce que représente un tel changement, et je compte vous l’expliquer en toute liberté dans ce long article traitant d’une des plus grandes réussites du titre. Bien évidemment, ceux qui n’ont pas fait ce jeu sont invités à y jouer. Pourquoi ? Pour ça, mais aussi et surtout parce que je pense que V est l’un des plus grands jeux des années après 2000. Rien que ça, oui.
Nota bene : Vous n’êtes peut-être pas étranger au principe de cet article, mais sachez qu’il va être question de beaucoup de révélations sur le jeu, et pas uniquement sur son intrigue, mais aussi sur celle de Ground Zeroes, et peut-être sur d’autres Metal Gear. Autre précision : cela risque d’être long, mais si vous me connaissez, ça aussi vous devez déjà le savoir.
De l’importance du détail
Spoiler : Metal Gear Solid V n’est pas Metal Gear Solid 5. Eh oui, la différence a son importance capitale. Pourquoi donner un chiffre à chaque précédent épisode, pour mieux le changer en chiffre romain dans le dernier ? Parce que déjà, ce n’est pas une suite ; ce n’est pas un pré-quel, c’est un pont. Un pont étrange entre les Metal Gear des années fin 80 et les Metal Gear Solid dont la longue saga a débuté vers les années 2000. Il est une suite scénaristique à Ground Zeroes, qui lui même commençait peu après l’épisode sur Playstation Portable Peace Walker. Avant que vous ne vous posiez trop de questions sur ce name dropping, sachez que la série Metal Gear Solid est un capharnaüm difficilement compréhensible, dont les incohérences sont connues et assumées par son créateur, Hideo Kojima, lui-même pensant qu’elles peuvent être nécessaires à renouveler un récit. Pourquoi pas.
Donc, V est un titre qui doit faire le lien entre tous les épisodes en renforçant la cohérence de l’univers. Cette charge qu’il porte sur ses épaules, très lourde, sera aussi et surtout supportée par le héros de cet opus, mais j’y reviendrai. Revenons au titre du jeu. Pourquoi ce choix ? Le « V » de la paix comme pourrait le sous-entendre un personnage comme Paz ? Le « V » de la victoire ? Le « V » de la vengeance ? Le « V » de la violence ? Un peu de tout ça, beaucoup de ça ; ce V a un sens très important, car il est révélateur du statut spécial de cet opus ne s’inscrivant pas comme un gentil épisode qui ne touche à rien dans son héritage. Cet opus est celui de la cassure nette avec les vieux démons de Kojima, celui du changement de cadre, d’ambitions, de narration. Ce Metal Gear Solid change tout, tout en respectant ce qu’est un épisode de la série ; un jeu qui mise sur des intrigues à tiroirs, basé sur des réalités historiques ou des thèmes contemporains, en mêlant au réalisme une couche de fantastique et de science-fiction qui créait une grande rupture de ton.
C’est pour cela qu’il est difficile de voir en ce jeu un opus faisant parti de la famille des Solid. Il se rapproche beaucoup des deux premiers jeux de Kojima, qui misaient plus sur une narration par le gameplay, mais aussi parce qu’il est la raison de l’existence de l’antagoniste de Metal Gear sur MSX, en 1987. Vous sentez venir la révélation n’est-ce pas ?
V has come to
Twist : le héros n’est pas Big Boss, il n’était qu’un soldat. De malheureux événements l’ont amené à devoir assumer la lourde tâche qu’est d’être le soldat de légende, le leader, le héros, l’ami de ses hommes, l’exemple. Et Venom (… car là est son vrai pseudonyme) est convaincu d’être ce qu’on veut lui faire croire qu’il est. Il est le fantôme de Big Boss, l’ombre de celui-ci, un esprit étranger habite le corps d’un homme qui ne sait plus ce qu’il a été, et ce qu’il devrait être, suivant aveuglément ce que l’histoire a retenu du héros, en omettant ses nombreuses erreurs. Big Boss vit, existe, perdure en tant que héros grâce à la souffrance et aux sacrifices que Venom consent à faire afin d’être ce qu’il pense. Là où le « héros » en chair et en os se conduit en être humain (… lâche et opportuniste), Venom se bat pour être digne d’une légende qu’il n’a pas contribué à créer.
Ainsi, vous incarnez un personnage désincarné, silencieux, froid, mécanique, et prêt à tout pour obéir à ce qu’on pense être Big Boss. Un homme droit, courageux, intelligent, stratège brillant, audacieux, et surtout infiniment bon envers le genre humain. Venom est censé ne pas avoir de personnalité ; il n’est que le reflet de ce qu’est la légende, à savoir la partie visible de l’iceberg, ce qu’on veut bien montrer et dire du grand soldat. Il ne sera jamais un homme, car on lui a enlevé le droit de l’être. Et c’est là où intervient toute la complexité du personnage. Venom est le héros de jeu vidéo par excellence. Il est facile de s’identifier à lui ; il ne fait que suivre l’objectif, les directives même. Il est le héros, non pas de l’histoire, mais le personnage dont on attend toutes les qualités humaines.
Venom ne parle donc pas (… ou si peu), ne donne pas son avis, se pose en juge impartial lorsque la situation l’exige, et que le monde autour de lui se laisse emporter par des émotions qu’il ne semble pas posséder. Pourtant, Venom est un homme, et Kojima s’est assuré de le montrer.
Ce que la légende ne lui a pas pris
Le héros de Metal Gear Solid V n’est pas la machine que l’on pourrait croire qu’il est de prime abord. Il est un homme au passé trouble, effacé par un traumatisme et un conditionnement, doublé d’une suppression de son identité physique, mais il reste un humain dans toute son entièreté, du moins, avant ce fameux final qui tue Venom pour le transformer en outil de guerre. Comment expliquer la relation qu’entretiennent Quiet et Venom ensemble ? Big Boss n’a jamais connu Quiet, ne lui a jamais parlé, elle lui est totalement inconnu, alors comment est-il possible que, sans un mot, les deux personnages soient si proches vers la fin ? Impossible de nier l’attachement des deux protagonistes à la vue de certaines scènes, de ces regards intenses, de ces gestes fugaces qui laissent entrevoir, l’espace de quelques très précieuses secondes, une tendresse entretenue par les deux protagonistes.
Venom aime aussi énormément ce chien qu’il a recueilli, sauvé, et ensuite chéri au point de lui confier la lourde tâche de venir avec lui en mission. Et cette terrible et magnifique scène où Venom refuse de répandre les cendres de ces soldats dans la mer, alors qu’il les a lui même euthanasié de peur de perdre tous ses hommes ? Ce n’est pas le geste d’un héros, mais le geste d’un homme qui a fait ce qui devait être fait pour préserver les siens. Et ses souvenirs, ces moments qui devraient être si cher à Big Boss qui n’émeuvent pas Venom ? C’est aussi une preuve que derrière les souvenirs conditionnés et la personnalité qu’on lui a imposé, il reste un homme qui n’a pas d’affection pour ce qui ne vient pas de lui-même.
Pour enfoncer le clou, vous devez surement avoir remarqué que Venom est différent de Big Boss. Il a plus de cicatrices, plus de marques, plus de blessures, ce bras dont il ressent encore la chair alors qu’il n’est désormais que métal. Et cette corne qui est tant mise en avant, qui grandit lorsque Venom prend conscience qu’il n’est pas un héros, mais est aussi un monstre quand il doit le devenir. Lorsqu’il élimine froidement ses hommes qui menacent ce qu’il a construit, quand il tourne le dos à ses principes, à ce qu’il doit être pour le bien de ceux qui sont désormais ses proches. Non, Venom n’est pas que l’avatar interchangeable d’un RPG. Il est Venom. Il est l’homme qu’il devait être et a toujours été. Qu’importe ce qu’il paraît, il y a toujours un homme sous cette caricature de Big Boss, un homme qui vit, qui pense, qui aime, qui souffre… et ressent une douleur fantôme.
The phantom pain
Car ce n’est pas que dans la chair que Venom souffre. C’est cette horrible sensation de ne pas être qui il est qui lui déchire les entrailles, brouille son esprit, et lui donne cet air si froid, si éteint face aux dilemmes qui lui font face, qu’il résoudra parce qu’il en a la force, mais pas parce qu’il est prêt à consciemment agir. Venom se bat parce que c’est ce que son subconscient lui dit de faire, parce qu’il a toujours fait ça. Lui-même était soldat, et ce qu’il est censé être est le guerrier « parfait » . L’homme dessous n’aspire qu’à trouver la paix, qu’à mourir même. C’est sans doute pour cela qu’il continue à courir vers la mort, vers le danger, pour peut-être un jour en finir, car il sait au fond de lui qu’il n’est pas Big Boss, et il l’apprend au fur et à mesure de l’histoire.
Imaginez-vous un instant : vous sentez que vous n’êtes plus vous même, vous ne pouvez vous l’expliquer, et vous vivez avec ça, avec le monde autour de vous qui vous le rappelle « Hi Big Boss ! » , « Boss ! » , « Snake, do you copy ? » . Ce bourrage de crâne incessant, qui ne fait que renforcer votre trouble et vous enfonce de plus en plus dans ce dédoublement de personnalité. Ce qui apparaît comme évident au monde est en vous si faux que cela vous empêche d’être quelqu’un. Ne pas être soi, mais être aux yeux du monde ce qu’il désire que vous soyez, ce qui amènera Venom à mourir, à accepter pleinement d’être Big Boss. Ce moment où il se verra dans le miroir, comme il s’imagine, le visage couvert du sang de ses soldats, la corne gigantesque le faisant passer pour un monstre, et qu’il brisera le miroir pour ne laisser apparaître que ce que les gens veulent voir.
La fin de Metal Gear Solid V est le deuil du héros du jeu, ce moment où Kojima arrache aux joueurs le personnage qu’il les a laissé contrôler, qu’il les a laissé approfondir, et comprendre au fur et à mesure de terribles péripéties. Ce moment où, enfin, ce qui était un secret de polichinelle devient une réalité, où l’on peut enfin accepter que l’on incarne un homme dans tout ce qu’il a d’unique. C’est à ce moment où Venom comprend qu’il n’a plus de raison d’être, qu’il sait qui il est, et qu’il abandonne enfin la lutte pour laisser place au guerrier parfait. Ce moment où il accepte de devenir l’outil sacrifiable de Big Boss. Il le sera jusqu’au moment où Solid Snake affrontera un certain Big Boss nommé « Venom » à Outer Heaven dans le jeu Metal Gear de 1987. La boucle est bouclée. Le fantôme de Snake meurt, tandis que Venom trouve son repos.
Un développement subtil et intelligent
Metal Gear Solid V : The Phantom Pain est un jeu au rythme assez lent, qui s’étire même, au point d’en écœurer les fans de la série habitué à des formats plus courts et plus denses. Pourtant, le titre est très riche, avec un développement sur une douzaine d’heures de tout ce que représente Metal Gear Solid V sur le plan du sens, là où la construction de l’intrigue et des personnages serait tout bonnement impossible. Toute la subtilité de V passe en réalité par ce travail d’immersion dans le rôle que l’on est censé incarner. La Mother Base, les réactions des soldats à votre approche, l’acceptation de mauvais traitements de votre part vu comme un honneur. On ne voit pas ce qui se dit en arrière-plan, ce qui conditionne des soldats qui, auparavant, étaient des adversaires à devenir les « Diamond Dogs » . Quel lavement de cerveau est effectué dans l’ombre pour transformer l’ennemi d’hier en fanatique de soi aujourd’hui ? Toutes les conversations en arrière-plan que l’on peut entendre, l’évolution de l’ambiance au fur et à mesure de l’histoire et des événements donnent des pistes, mais si peu de concret.
Tout cela n’est pas le fruit d’une cinématique trop longue. C’est le fruit d’un travail sur l’environnement, dans ce qui est accessible au joueur par l’interaction, et non par le biais de quelque chose qui est imposé. Le joueur peut venir chercher l’histoire et doit le faire s’il désire apprécier le titre à son immense valeur. La suppression du codec, si cher aux fans de la série, est remplacée par des cassettes que l’on peut lire en jouant. Elles approfondissent le personnage de Venom, mais aussi tout ce qui gravite autour. Parce que le personnage est au milieu de la guerre froide dans un conflit qui s’éternise, le héros représente l’une des plus grandes armées privées, et le monde de MGS V rappelle chaque fois à quel point le poids sur ses épaules est lourd. Gérer le budget, le moral des troupes, les ressources, l’amélioration de la base, la recherche ; autant de temps que le joueur passe à ressentir ce que Venom subit. Il est responsable de tout, et même lorsque le parasite frappe ses hommes, il devient responsable de la mort de chacun ; beaucoup viennent à mourir à mesure où le temps s’écoule et que vous essayez de sauver la situation, voyant peu à peu votre effectif baisser, votre force faiblir, votre moral et votre héroïsme s’effondrer. Tous ces hommes qui sont morts, vous les avez enlevés ou recueillis. Vous en êtes responsables.
Vous commencez petit, vous grandissez vite, l’ascension de la légende, la légende que vous entretenez. Cette même légende tombera, s’émiettera. Elle ne sera pas complètement anéantie, car MGS V est avant tout une œuvre incomplète, mais le jeu va assez loin pour le faire entendre. Plus le temps passe, plus la Mother Base sombre, et plus le doute s’installe chez Venom. Il n’est pas ce qu’il doit être. Il le devine tandis que tout s’effondre autour de lui ; ses hommes le conteste, il a dû en tuer pour en sauver, son « meilleur ami » remet en cause ses décisions, il est trahi, bafoué, jeté à terre, abandonné par la seule qui faisait encore de lui un homme à part entière. Alors, quand vient l’instant de « vérité » , ce moment où il entend la voix de Big Boss, sa voix, au travers de cette cassette lui révélant qu’il était le médecin qui a tenté de sauver Paz, et qui a été défiguré et mutilé dans l’explosion. Quand la certitude arrive… le joueur sait que Big Boss n’est pas un héros. C’est aussi un lâche qui a sacrifié un de ses hommes pour s’assurer la tranquillité. Le joueur sait que Venom vit dans un corps de marionnette qui n’a plus grand chose d’humain. Alors Venom meurt, et la marionnette est libérée de ce qui l’empêchait encore d’être totalement manipulable, cette conscience, ce qui fait de l’humain ce qu’il est, meurt pour faire de Venom le parfait fantôme de Big Boss. Le parfait soldat est né. Celui qui est pragmatique, qui ne pèse pas le pour et le contre, celui qui tuera si cela lui permet de vaincre plus aisément.
V has come to. Venom est arrivé à, mais à quoi ? La réponse est simple : Venom est arrivé à devenir ce qu’il était censé être, à laisser dans le passé l’homme qu’il fut pour arborer fièrement le visage, la voix et le sombre héritage de Big Boss. Voilà où est-ce que Venom est arrivé, à mourir pour le profit d’un manipulateur, à devenir son parfait petit objet. C’est ainsi que se conclue l’histoire d’un personnage multi-face, torturé, dont le passé est si lourd à supporter après un traumatisme et un dédoublement de personnalité imposé, qu’il finit par détruire l’homme au profit d’un fantôme, d’une trace, d’un leurre redoutable, et qui finira par mourir de la main du clone de Big Boss. Solid Snake dans toute l’ironie que cela représente.
J’espère que vous avez autant apprécié que moi l’écriture de ce personnage exceptionnel, trouble et troublé à l’extrême, qui fini, à l’inverse de Metal Gear Solid 2, par perdre sa personnalité au lieu de la trouver. Si MGS 2 est une aventure qui raconte la naissance d’un individu et de son être spirituel, Metal Gear Solid V est la chute inexorable d’un homme vers sa destruction, vers sa dépersonnalisation la plus totale. Une critique virulente du conditionnement dont les humains sont victimes dans le monde entier, car Venom est aussi le reflet d’un homme qui a été conditionné pour remplir une fonction, comme l’environnement social le fait avec chacun de nous. Et si vous trouvez cette fin tirée par les cheveux, demandez-vous si vos pensées et vos actions vous appartiennent, ou ne sont pas uniquement le produit de ce que la société veut que vous pensiez ou fassiez ? C’est un des thèmes abordés par le titre, et ils sont si nombreux qu’un article de cette taille ne suffirait pas pour tous les aborder en profondeur. C’est pour cela que je finirai sur cette note : merci Hideo Kojima d’avoir su créer un personnage qui m’est cher dans le seul jeu que tu as fait que je trouve culte.
Voilà, j’espère avoir réussi à vous faire partager ma passion pour le dernier jeu intéressant édité par Konami. Il y a encore tant à dire, et je n’ai pourtant pas envie d’aller plus loin dans le titre. J’y ai déjà consacré bien des pages, a il y a tant d’autres choses à voir et à jouer. C’est pour cela que je vous invite à prendre du recul sur ce titre en particulier ; si vous n’avez pas aimé son histoire, sa manière de la conter, essayez de comprendre les intentions et le parti-pris qui a fait de ce jeu une œuvre, que vous n’avez peut-être pas autant apprécié qu’un autre opus de la saga. Parce que ce qui fait de Metal Gear Solid V : The Phantom Pain un titre aussi puissant, c’est les risques qu’il a pris, c’est l’excellence de sa jouabilité, c’est la profondeur de son écriture, et le ton si spécial de Kojima qui est conservé. Je vous dit désormais à bientôt et surtout… Bon anniversaire, Metal Gear Solid V : The Phantom Pain, un an c’est déjà pas mal.