Les années 360 : Too Human
Commencer cette série d’article à thème par Too Human est particulièrement macabre de ma part. Semblable à une vanité, Too Human, c’est l’éloge de la créativité, du travail et de la collaboration qui finit au cimetière, aux côtés de trop nombreux projets avortés. Né d’une longue gestation et voué à un destin tragique, l’exclusivité Xbox 360 de Silicon Knights est un jeu maudit qui n’existe même plus en rayon, sauf en occasion, et il est désormais simplement impossible de l’acquérir en téléchargement. Pourtant, je possède un exemplaire de ce jeu que j’ai même fini, aimé, et appris à connaître, car derrière le support physique, se cache l’histoire de l’extinction d’un grand studio, ainsi que la fin prématurée d’une trilogie qui aurait dû être culte.
Les années 360 est une série d’articles à propos d’une certaine période de l’histoire du jeu vidéo qui m’est très chère. Chaque article parlera d’un jeu et en fera un zoom ainsi qu’une critique dudit titre, afin de voir ce qui est arrivé avant, pendant et après la sortie de ceux-ci. Le but étant évidemment d’inscrire le jeu dans le temps, et ainsi de le voir sous un angle plus approfondi que d’habitude. Cet article en est le pilote.
Steve Henifin Too Human : Credits
L’histoire d’une arlésienne
Too Human n’est pas un nom qui, en 2008, était récent. Il faut remonter en 1999, à l’ère d’une Playstation première du nom au sommet de sa gloire se préparant à tirer révérence. Silicon Knights est un studio responsable de jeux assez célèbres : Blood Omen : Legacy of Kain (1996), Eternal Darkness : Sanity’s Requiem (2002), Metal Gear Solid : Twin Snakes (2004). Et il annonce Too Human à destination de la première née de Sony. L’ambition est d’arriver à installer une trilogie, au travers d’un jeu qui devrait occuper l’espace de quatre CD-ROM, comme Final Fantasy VII en son temps. Malheureusement, ou heureusement selon les propos, Silicon Knights met en pause le projet Too Human et est officiellement développeur second party pour Nintendo, alors affairé sur la Gamecube, console sur laquelle ils développeront Eternal Darkness et Metal Gear Solid : Twin Snakes. Silicon Knights comptait sortir le jeu sur Gamecube, et opère à un transfert en prétextant que « l’espace offert par les CD-ROM était insuffisant sur Playstation » , mais le travail étant ce qu’il est, il gèle une nouvelle fois le projet et attendront 2005 ou un autre constructeur les contactera.
Microsoft, battant de l’époque après avoir imposé dans la douleur la première Xbox, demande à Silicon Knights de travailler avec eux. Le studio est désormais libre de tous projets auxiliaires, et pense qu’il est temps de commencer ce qui aurait dû l’être il y a six ans. Le développement de Too Human reprend à destination de la console de Microsoft uniquement. Le constructeur édite le titre et le soutient dans sa campagne marketing, comme dans son développement tumultueux ; après de nombreux reports et une démo disponible en juillet, un mois avant la sortie pour essayer de faire monter l’engouement autour du projet. Raté.
Le jeu ne se vendra en sa fin de vie même pas à hauteur d’un million d’exemplaires, ce qui, pour un projet aussi long et coûteux (… au moins 60 millions de dollars engagés depuis le début du projet) est proche de la catastrophe industrielle. De plus, la presse est, globalement, extrêmement critique sur un titre il est vrai plutôt médiocre. Les joueurs, eux, sont plus charmés, et en ressort un avis le qualifiant de correct, mais guère plus. Pire encore, un mal plus grand frappera le titre. En 2005, Epic et Silicon Knights ont en effet établi un contrat qui stipule que Silicon Knights devra user de l’Unreal Engine 3 (non… non non…) pour développer tous ses titres « next gen » , et qu’une version complète du moteur leur sera fournie six mois après la sortie des dev kit de la Xbox 360 (… à l’époque, Epic Games est l’un des architectes de la console). Problème : Silicon Knights, le 19 Juillet 2007, accuse la société Epic Games de ne pas avoir respectée la deadline fixée par contrat, ainsi que d’avoir fait preuve de manque de professionnalisme dans la communication et le soutien au développement (… le développement du jeu ayant débuté sur une version incomplète du moteur).
Epic Games rétorquera le 9 août 2007 que Silicon Knights utilisait le moteur avant d’avoir payé les royalties qui leur étaient dues. S’ensuit un procès long et douloureux pour le studio Silicon Knights, qui devra essuyer l’échec de Too Human, la perte du soutien de Microsoft, et une sortie calamiteuse d’un jeu X-Men Destiny en 2011 pour le compte d’Activision qui ne verra le jour qu’aux USA. Le 31 Mai 2012, Epic Games obtient gain de cause et Silicon Knights est condamné à leur reverser 4,5 millions de dollars. Ce coup dur assommera le studio, et causera une banqueroute le 16 Mai 2014.
Pourtant, il y a peu, le fondateur du studio, Denis Dyack, avait lancé un Kickstarter pour financer une suite spirituelle à Eternal Darkness, demandant un million cinq cent mille dollars pour le développement. L’échec de cette campagne donnera lieu à une seconde, où il demande sept cent mille dollars pour financer le pilote de son jeu épisodique. Mais même ici, c’est un échec. Désormais travaillant pour la société multimédia Quantum Entanglement Entertainment, le développeur annonce le 19 mai 2016 que le développement a repris et est en bon chemin. On le croit évidemment sur parole.
Est-ce qu’à l’avenir on parlera une nouvelle fois de Denis Dyack et de son Shadow Of The Eternal ? Prenez les paris. Moi, je dis que oui, mais on va rire de son jeu ; je rirai certainement jaune, parce que j’ai aimé ce que ce monsieur a fait et je trouve que le sort lui a été défavorable au plus haut point. Je peux comprendre que le mec ait viré à cette espèce de ressentiment qu’il éprouve à l’encontre des médias qui l’ont mis plus bas que terre. Maintenant, retournons au jeu qui nous intéresse aujourd’hui : Too Human.
Un jeu sans équivalent
Too Human, c’est avant tout un univers extrêmement travaillé, très esthétique. Dans un monde cyberpunk mêlant mythologie nordique, heroic fantasy et science-fiction, le titre n’a peur de rien, et propose ce qu’aucun jeu de son calibre de triple A n’a eu le courage d’offrir aux joueurs. C’est son histoire qui surprend le plus ; le joueur incarne Baldr (pas Baldur’s les amis), dieu de la lumière, la beauté, et l’amour. Dans la mythologie, il se fera tuer par jalousie par le terrible Loki, dieu de la discorde. Baldr sera précipité dans le monde des morts nommé Helheim, tandis que Loki est puni pour ses actes. Cet événement mènera à la bataille du Ragnarök, lutte qui causera la mort de bien des dieux. Baldr sera sauvé du royaume des morts, et avec quelques survivants, il reconstruira le monde en prenant part à un renouveau.
Là démarre l’histoire de Too Human. Après son retour de Helheim, il découvrira que le Ragnarök a pratiquement détruit le monde, et l’humanité court à sa perte si lui et les nouveaux Ases ne viennent pas à leur secours face aux hordes maléfiques. Si de cette base classique ne ressort pas forcément de grands moments de narration, Too Human a su créer une belle dynamique en révélant au fur et à mesure des éléments du passé de Baldr, qui découvre en même temps que le joueur ce qu’il a été avant d’être un guerrier immortel. Quelle vie de dieu avait-il avant cela ? Pourquoi est-il mort ? Ici, le héros est encore amnésique, mais pour le coup, l’ensemble est bien rendu et propose une escalade narrative intéressante, dans laquelle le joueur découvrira que l’univers de Too Human est fondé sur une grande recherche mythologique qui n’est pas que de la façade.
Malheureusement, si la mise en scène brille parfois par son élégance et est soutenue par une musique soignée que l’on doit Steve Henifin, connu pour s’être occupé du son sur le film Terminator (… il a aussi composé la musique des deux jeux de Silicon Knights à destination de la Gamecube), Too Human pêche par des animations bancales, une réalisation vraiment hétérogène, et une direction artistique mariant le sublime et le quelconque. Si on est parfois époustouflé par des plans larges et travaillés du jeu, on est beaucoup plus critique face à des assets peu détaillés et possédant des couleurs délavées. Le pire étant les effets graphiques, particulièrement odieux, qui rappellent que la base du projet a été faite sur une version allégée de l’Unreal Engine 3 (… pourquoi, pourquoi ai-je encore à te nommer ?!).
Steve Henifin Too Human : Serpent World Action
Too Human n’est pourtant pas un jeu qui mise sur sa narration et son scénario. Bien au contraire, vu qu’il s’agit d’un hack’n slash des plus singuliers. Richissime en équipements qui tombent de partout, de secrets et de contenu pour celui qui n’a pas peur de refaire les niveaux linéaires du titre, ce dernier propose des combats très étranges. Abandonnant la gestion de la caméra par le biais du stick analogique droit, celui-ci est utilisé pour orienter les coups du personnage : pressez le joystick vers la gauche, et votre personnage glissera vers l’ennemi s’il est à proximité. Choisissez bien votre direction, car être submergé signifie la mort, sauf si vous avez une compétence adéquate. Vous pourrez utiliser des épées, marteaux, haches, et un ensemble impressionnant d’armes de corps à corps, mais également des pistolets. Même système avec les pistolets qui ciblent automatiquement les adversaires, mais sont difficile à utiliser si vous voulez tirer sur une cible de manière précise.
Le jeu dispose de quelques QTE (… argh !) et propose au joueur de sauter, ce qui est utile en combat, mais aussi à l’occasion de phase de plateforme primaire. Le problème du système de jeu étant que l’imprécision amène à des morts injustes, et chaque mort vous coûtera de précieuses secondes que vous passerez à admirer un ange venant chercher votre corps pour le restaurer. La première fois, c’est assez magnifique et magique de voir un ange venir ainsi cueillir notre corps meurtri, mais les centaines fois suivantes… C’est juste chiant, sachant que la musique de ce passage est tout le temps la même.
Sinon, vous aurez à discuter avec les habitants mortels du monde des Ases, mais vous pourrez aussi explorer des zones secrètes et oniriques dans lesquelles vous trouverez de quoi personnaliser votre héros. Parlant de personnalisation, le niveau maximum est de cinquante, et terminer le titre vous permettra d’être environ au niveau trente cinq. De quoi justifier un second run dans un mode de difficulté prévu pour, avant de peut-être essayer les quatre autres classes disponibles. On notera avec déception que la design des armures, pourtant nombreuses, arrive à chaque fois à nous surprendre par son échec esthétique. D’autant plus surprenant que le jeu est finalement assez joli. Alors, ce Too Human, qu’en penser ?
Ce qu’il apporte au joueur
Too Human n’est pas juste un jeu médiocre perdu dans le catalogue de la 360 à mes yeux. Non, c’est beaucoup plus que cela. C’est l’un des rares univers qui m’ait donné le sentiment que Warhammer 40000 n’était pas si intouchable que ça en termes de recherche et de réussite esthétique. De plus, Too Human est un jeu qui impose son système de jeu avec une richesse rare, arrivant à être original mais aussi généreux, deux qualités qui vont rarement de paire. Malheureusement, la difficile gestation du projet et son arrivée tardive sur une machine qui avait déjà ses classiques, l’ont empêché de trouver ses marques sur un marché déjà trop concurrentiel ,pour un jeu qui n’était déjà pas solide dès son arrivée.
Ce qu’il faut retenir d’un Too Human, c’est avant tout une leçon sur la cruauté du marché : la moindre erreur de communication, le moindre manque dans la campagne marketing, et un mauvais placement dans la date de sortie, finissent par tuer dans l’œuf un jeu très cool mais pas assez solide en face d’un Gears Of War 2, un Fable 2, ou même un Mass Effect arrivé un bon moment auparavant en ayant déjà mis la barre bien haute. Too Human aurait peut-être trouvé preneur s’il était sorti en 2007 ; une année pauvre en jeux, où il aurait pu briller parce qu’il avait à apporter. Mais pour le coup, la fenêtre de sortie était encombrée.
Donc déjà, il m’a permis de prendre conscience qu’il existait un marché de jeux sincèrement plaisants, mais abattu en plein vol par des concurrents déjà bien installés. Il m’a aussi permis de voir que la nouveauté et la fraîcheur ne sont rien sans un nom vendeur derrière le titre, et sans un minimum de solidité dans ses mécaniques. C’est toujours douloureusement aujourd’hui que je vois des jeux en qui j’ai bon espoir se planter par manque, dans bien des domaines, alors que leurs intentions étaient nobles. Ce qui aurait pu être pardonné par un public sur une jeune génération de console, était bien plus difficile à laisser passer alors que d’autres avaient déjà fait leurs preuves.
Pourtant, Too Human est un souvenir vivace chez moi . Un beau souvenir d’un jeu choppé dans un bac d’occasion, dont je n’attendais rien, et qui m’a fait lâcher une seconde partie de Mass Effect premier du nom pourtant bien entamée. J’y ai joué avec un ami, et on a vraiment rien d’autre à dire sur le jeu sinon qu’il nous a fait regretter de ne pas l’avoir vu plus tôt. Mais y avait-il quelqu’un qui m’en avait parlé ? Personne. Avais-je vu une quelconque publicité ? Aucune. Le même destin qui attend surement Recore, un jeu dans lequel bien moins d’argent a été investi, et ce moindre investissement pourrait lui sauver la mise. Mais tout de même, sauf les niches passionnées, qui parle de Recore ?
Comme j’ai énormément d’affection pour Too Human, et que j’ai désormais un moyen de toucher un peu plus de monde que lorsque j’avais quinze piges, si je peux vous donner un conseil : si vous possédez une Xbox 360, traquez les derniers exemplaires du jeu, sachant qu’il est introuvable en neuf et indisponible à l’achat en dématérialisé. Reste les bacs d’occasion, dans lesquels Too Human dort encore, attendant la fin, ou de vivre un peu plus dans l’esprit de quelqu’un d’autre. S’il n’a pas eu la trilogie qu’il méritait, au moins aura t-il eu encore un peu d’attention. Que vive Too Human encore un peu ; c’est qu’il le mérite, après tout le malheur qui l’a frappé.
Steve Henifin Too Human : Main menu Theme
Pour l’avoir fait lors de sa sortie sur 360, je ne peu que »plussoyer » tes dire. J’en garde un très bon souvenir.
J’ai toujours un pincement au coeur quand je vois le boîtier de ce jeu boudé. Content que tu ais pu y jouer et qu’il t’ait plu, c’est vraiment une bonne exclusivité 360 qui mérite le détour ! En espérant que l’émulation le sauve de l’oubli :/