R, comme revenons un instant sur… Thief
Parfois je me dis qu’avoir une pelle, c’est bien utile. Déjà, ça permet de cogner sur la tête des gens, mais parfois, ça sert à déterrer des trucs que les gens ont tendance à oublier aussi, comme : Dishonored est un navet, dans le genre infiltration. Ou encore : Tim Schafer est une sombre merde. Ou alors : Diablo ça vaut pas tripette face à un Mordor / Demise. Bref, que des opinions hautement populaires et qui font ragequit chez les incultes. Alors aujourd’hui, j’ai décidé d’enterrer la pelle de guerre et de déterrer la pelle à mémoire collective oubliée (… oui, j’ai une collection de pelles. Je t’en pose, des questions, moi ?), le tout en ronronnant, en râlant et en rugissant. Bref, avec un R.
R comme Rebrousse-poil
Quand déboula sur les chapeaux de roue 1998, les joueurs eurent tout au long de l’année des raisons de se réjouir. Ce fut l’année qui sonna l’avènement du jeu d’infiltration par les sorties consécutives de Tenchu : Stealth Assassins, Metal Gear Solid et Thief : The Dark Project (certes Metal Gear 2 mettait déjà en place pas mal de codes du genre, mais force est d’avouer qu’il était moins mûr que les trois ci-dessus). Je vous parlerais bien de Tenchu et de Metal Gear Solid, mais à dire le vrai, j’en ai rien à faire, les deux étant des exemples d’une médiocrité déconcertante dans ce qui relève de l’infiltration / discrétion dans le jeu vidéo.
Voilà, comme ça j’ai déjà mon quota de commentaires haineux. Maintenant, on peut s’y mettre. Thief disparut. On notera bien un second épisode en 2000, mais le troisième en 2004 et le quatrième en 2014 relèvent d’autre chose. Les principes de base sont bien présents mais dilués au lieu d’être sublimés. Qu’est donc devenue l’école de la discrétion façon Thief, alors que celle-ci est la seule valable, et pourquoi lui donner ce titre ? Pour répondre à ces questions, peut-être serait-il bienvenu de la définir, cette école, pour ceux qui n’auraient jamais joué à l’original ou au second opus.
R comme Reprenons depuis le début
Thief, son école de la discrétion, repose sur quelques principes fondamentaux pour ainsi dire jamais imités. Et qu’on ne me cite pas Dishonored, qui est du même acabit que le reste : excellemment médiocre, et je pèse mes mots. Contrairement à la plupart des jeux tâtant de l’infiltration, Thief pose un principe fondamental : le Principe d’Impuissance. Dans Thief, l’obscurité, ou plus largement le fait de se cacher de quelque manière que ce soit, ne relève pas de l’arsenal du joueur. Ce n’est pas une arme qu’il utilise à fin d’élimination de ses ennemis. Garrett est très largement impuissant en combat. Il peut certes espérer, avec de l’entraînement, survivre à l’une ou l’autre escarmouche face à un adversaire isolé, mais ce n’est pas son point fort, que du contraire. L’obscurité, les planques haut perchées, les recoins louches, tout sert de bouclier au protagoniste. Tout est là pour qu’il ait une chance de finir son cambriolage dans un état autre que « comme le hamburger : y s’t’ait caché » .
Et ce Principe d’Impuissance donne tout son impetus au jeu. Couplé à la résonance ludonarrative et au storytelling environnemental (… et il ne s’agit pas ici d’une vaste blague comme on la balance souvent pour des jeux qui n’en font absolument pas usage), il lance le joueur dans la peau d’un personnage qui se situe sur le fil séparant le protagoniste silencieux doublé d’une blank slate à l’un des personnages les plus profonds et intéressants du jeu vidéo. Il est évident que nous reviendrons sur cet aspect, mais concentrons-nous pour le moment sur le principe d’impuissance et le gameplay.
Toute la satisfaction, tout le plaisir, tout le bonheur, tout le stress, tout l’impact émotionnel et mémoriel de Thief reposent dans l’impuissance. Le joueur est vulnérable ; plus il gagne en confiance et monte en puissance, plus il est faible, impuissant, plus ses chances de survie sont ténues. On pourra certes me rétorquer que Metal Gear Solid pose aussi pas mal haut le principe d’impuissance, et c’est vrai. Mais c’est oublier tout le reste. Le principe d’impuissance n’est que partiellement appliqué dans MGS ; à deux voire à trois contre un (voire plus), Snake est tout à fait capable de s’en sortir sans trop de casse, et le principe n’est supporté par rien d’autre qu’un système de line of sight rendu vétuste dès la sortie de Thief : The Dark Project quelques mois plus tard.
Il faut dire également que Thief réussit là où beaucoup d’autres échouent sur d’innombrables points, et l’un d’entre eux – pas le plus négligeable – c’est le niveau de difficulté. D’entrée de jeu, Thief annonce la couleur : terminer le jeu ne sera pas facile. Les trois niveaux de difficulté sont appelés Normal, Difficile et Expert. Loin d’être un gimmick, ce simple choix relève déjà de la résonance ludonarrative. Le joueur pourra certes fanfaronner et se lancer en Expert, mais bien souvent, il se retrouvera dans un état proche de la purée de voleur, et reverra son estime de soi à la baisse. Et on touche déjà là au génie du jeu. Si le joueur se lance en Normal, il commence à apprendre sur le tas les compétences nécessaires à sa survie. Car s’il y a un niveau de didacticiel, celui-ci ne fait qu’expliquer en cinq minutes (maximum) les mouvements de base ainsi que les bases d’un combat qu’il faudra éviter à tout prix. Tout le reste se fera à la dure ; le jeu, dans sa maîtrise du design, va guider le joueur et ses actes sans qu’il s’en rende compte. Oui, c’est la marque des grands. C’est bien pour ça qu’on en parle, non ?
R comme Récapitulons
Va s’ensuivre une partie relativement longue et détaillée. Soyez attentifs, parce que Thief est par bien des côtés l’épitome du Bon Game Design. Il y aura donc nombre de concepts qui vont s’entremêler pour former une image que j’espère aussi complète qu’elle est complexe.
Que commence l’histoire, donc. Le Manoir de Lord Bafford, premier niveau emblématique du jeu, introduit tant et plus de principes que le joueur, dès la fin de la mission, aura parfaitement acquis. Ils lui seront déjà une seconde nature, et lui donneront déjà la confiance nécessaire à réfléchir au changement de niveau de difficulté qui interviendra tôt ou tard, même s’il ne s’en rend pas forcément compte à cet instant. Inutile d’entrer par la porte principale : c’est trop bien gardé (… et c’est logique). Puis il paraît qu’il y a une cache sur le chemin, qui est indiquée par notre carte, certes approximative, mais bien utile. On peut par contre passer par les égouts. En sortant des égouts, on tombe sur un garde plein comme une barrique à qui, et c’est une première, on peut faire les poches. On obtient une clé qu’on peut déjà utiliser. On saute dans le puits, qu’on sait mener à l’intérieur.
Si on était pas tombé dans l’eau lors du didacticiel, c’est ici qu’on prend son premier bain. La surprise passée, on pourra vite constater que la nage n’a rien de compliqué, mais qu’il faut surveiller son oxygène. En passant on remarque peut-être un passage qui mène à une grotte isolée, grotte qui renferme des araignées – une première à nouveau – et du butin. La chose est intelligente à plus d’un titre. Personne (ou presque) n’aime les araignées. Et à supposer que le joueur n’en soit pas à son dépucelage cambriolesque, son aversion lui fera peut-être oublier l’un des objectifs primaires de chaque mission de Thief en Difficile et en Expert: on ne tue pas (ou pas d’innocents en Difficile). Garrett est un voleur, pas un assassin. L’aversion le poussera sans doute à sortir son arc et à les dégommer… pour se rendre compte tôt ou tard que les avoir tuées ne lui a pas offert son premier Game Over de la session pour cause d’excès de violence. Et ça apprend, si on la trouve du premier coup, que certaines choses sont pas mal cachées du tout et qu’il va falloir ouvrir grand les yeux.
Après cela on se retrouve rapidement introduit au principe des conversations entre PNJ (… si on n’est pas resté près de l’entrée principale), puis au principe des rondes de gardes par les deux gardes qui discutaient, qui tourneront le dos au joueur en prime. Deux cibles faciles si on est rapide, mais il y a fort à parier que le joueur non entraîné ne le sera pas, et n’éliminera que l’un des deux, qui sera mécaniquement, par l’hésitation du voleur en herbe, assez loin de l’autre (ce détail a son importance). Si la curiosité le pousse à revenir en arrière, il devra alors composer avec les allées et venues du second pour le dégommer ou l’éviter complètement.
Après cela, on arrive dans les quartiers des serviteurs, et un coffre alléchant mais piégé. On apprend qu’un coffre ne contient pas forcément du loot, et qu’il faut se débarrasser des objets gênants. Le joueur le déposera s’il a déjà bien tout compris, sinon il le lancera, et le boucan que fera l’objet en se cognant aux murs, s’il n’alertera personne, fera vite comprendre au joueur qu’il a intérêt à ne pas recommencer. Il y a donc fort à parier qu’il cherchera dans le menu la touche pour déposer délicatement les choses, après cet incident. Les quartiers des serviteurs sont désespérément vides de loot. On y apprend que le contexte fait beaucoup : à moins qu’un cuisinier soit kleptomane, il y a fort à parier qu’une cuisine ne contiendra pas grand-chose de valeur, si ce n’est de la nourriture.
Suivant la sortie qu’il choisit ensuite, le joueur pourra ensuite tomber sur un garde, à nouveau pété comme un coing, qu’il éliminera cette fois sans hésitation. Le jeu introduira encore – à nouveau – les différentes surfaces mais cette fois en contexte, et présentera au joueur d’autres opportunités de se perdre et de trouver plusieurs manières d’arriver au même endroit puis, enfin, l’amènera à une pièce finale qui lui mettra une dernière fois les nerfs à rude épreuve, avant de lui offrir enfin l’objet de ses convoitises : le sceptre de Lord Bafford.
Pendant tout ce temps, le joueur a appris à faire corps avec Garrett, grâce au mouvement modulable du « héros » (une touche pour marcher, une touche pour courir, et encore une touche pour ralentir la cadence pour ces deux mouvements, le tout couplé à une touche pour s’accroupir qui donne encore quatre « vitesses » supplémentaires). À la fin du niveau, le joueur a déjà acquis un semblant de matrice de danger : un tableau mental couplant les surfaces et les huit vitesses à un niveau de bruit spécifique. Il a aussi appris que le bruit des pas de Garrett est lié à son mouvement par un body awareness tout à fait spécifique : un head bobbing fonctionnant très exactement au rythme des pas de Garrett, eux-mêmes faisant toujours un son.
Pied gauche, pied droit, le joueur commence déjà à filtrer cette information : en confiance, le bruit des pas lui donne encore des informations sur le type de surface sur lequel il se trouve. Méfiant, il devient le danger absolu ; et le joueur apprend bientôt que se déplacer accroupi, en marche ralentie, est un moyen relativement sûr de bouger. Mais que même lui n’est pas entièrement exempt de risque. Dans le monde de Thief, le mouvement est un pis-aller ; il est un danger, un mal, un écueil à éviter. D’autant que Garrett n’est pas maître voleur en soi… Certes, il est vendu comme tel, mais il n’est plus dans les moments de tension que le vaisseau du joueur, et ce sont les capacités du joueur qui détermineront le talent de Garrett.
Le joueur a aussi appris que le combat c’est bien beau mais ça sert à rien. S’il a essayé d’entrer par la grande porte malgré ce qu’on lui a dit depuis le début de son entraînement, il se fera vite remettre à sa place (oui, c’est faisable. Mais c’est du suicide si on ne maîtrise pas parfaitement le jeu ; ce genre d’exploit n’intervient que bien plus tard dans la carrière du joueur). De même, s’il commence à tuer des gardes, il comprendra vite que c’est bruyant et que ça laisse des traces. Le sang doit être nettoyé, sinon les autres gardes pourront tomber dessus. Si le joueur est intelligent, il utilisera une flèche à eau… Mais c’est une torche de moins qu’il pourra éteindre. Le hurlement du garde se faisant passer par le fil de l’épée pourra ameuter les autres, et ce n’est guère intéressant non plus. Et puis il faut encore déplacer le corps, et ça prend du temps. Et si on les tue à l’arc, ça utilise aussi des munitions, qui bien vite, au fil des missions, se feront rares. Il a aussi appris que l’ouïe est aussi importante que la vue, qu’on peut compter les gardes et même savoir approximativement où ils se trouvent rien qu’en écoutant leurs pas et leurs conversations et monologues, quand il n’est pas carrément possible d’avoir une vague idée de leur ronde.
De même, le joueur comprendra vite, s’il n’est pas complètement aveugle, que non seulement être immobile est plus intéressant que de bouger, mais qu’en prime les armes le rendent plus visible, à l’exception de la matraque. C’est probablement le cœur prêt à exploser qu’il s’est tôt ou tard terré dans un coin, les yeux écarquillés sur l’écran, à chuchoter « va-t’en, va-t’en, t’as rien vu, va-t’en » tandis qu’un garde s’approchait, pas après pas, avec une lenteur qui semble délibérément provocatrice, de l’avatar du gamer tapi dans ce même coin, accroupi, désarmé, pendant que le joueur revérifiait la gemme de luminosité pour la dixième fois en deux fois moins de secondes, priant pour sa vie, priant que ça passe…
Et quand le garde a frôlé Garrett sans même s’en rendre compte et qu’il a continué son chemin ou fait demi-tour, le soulagement et l’exaltation que le joueur a ressentis ont probablement été sans égal, alors et à jamais. C’est une sensation maintes fois renouvelée, absolument grisante, mais qu’on ne trouve nulle part ailleurs. C’est une victoire, une véritable victoire, et c’est à cet instant précis… que le joueur s’est fait piéger. Fort de cette réussite, il va commencer à tester les limites des gardes : il va trouver un environnement de test où il sait pouvoir jouer avec un garde, et il va faire un essai, deux essais, trois essais. Jusqu’au moment où Garrett va monter en puissance, devenir plus agile, plus rapide, plus efficace, plus invisible. Garrett n’est plus un voleur débutant : il est devenu un voleur expérimenté.
Et le joueur va passer le jeu en Difficile. Le piège referme ses lames sur lui délicatement : voilà qu’on lui interdit de tuer des innocents. Oui mais voilà, il y en a sur son chemin, des innocents. Une seule solution : la matraque. Celle-ci demande un peu plus de doigté que l’épée. Il faut s’approcher davantage, prendre plus des risques. Mais avec ce risque vient une récompense : le serviteur ou le passant auquel le joueur s’en prend tombe sans traces, sans bruit, sans gaspillage de munitions. Le crime parfait.
Le jeu en demande plus du joueur, mais celui-ci a pris la mesure et les limites du talent de Garrett, de son talent. Maintenant il sait ce qu’il fait, il va de plus en plus vite, il sait quand ralentir, quand s’arrêter, quand une torche peut rester allumée, il a compris qu’il peut prendre le pouls de la sécurité d’une zone en observant calmement et longuement les gardes. Comme dans les films, il calcule le temps que met un garde pour faire sa ronde, le nombre de secondes dont il dispose pour passer, voler les objets visibles, et passer de l’autre côté du hall avant que la ronde de l’autre côté ne passe par là. Et surtout : il utilise de plus en plus la matraque et de moins en moins le reste, et explore de plus en plus les niveaux, emporté par son talent naîssant.
R comme Réalisation
Et tôt ou tard, il s’arrêtera un instant. Ce sera peut-être au lancement d’une mission. Ce sera peut-être en assommant le dernier garde d’un manoir sans jamais avoir déclenché la moindre alerte. Ce sera peut-être en ayant trouvé TOUT le butin d’une mission, jusqu’à la dernière pièce cachée par un serviteur sur une poutre entre la cuisine et le rez-de chaussée. Mais tôt ou tard, il s’arrêtera un instant et regardera en arrière. Il aura pleine conscience du chemin parcouru, du talent qu’il a gagné, de sa rapidité, de la redoutable efficacité du binôme qu’il forme avec son alter ego. Et il saura qu’il est devenu ce que tous veulent devenir mais qu’un seul peut être vraiment. Il est devenu le Maître Voleur. Il est devenu Garrett, le Garrett qu’on lui a vendu, le Garrett qu’on lui a promis. Il sait qu’il est capable de tout, que rien ne pourra l’arrêter, et comme tout le monde… il en voudra plus.
À cet instant, il quittera la partie en cours et relancera le niveau ou le jeu complet. Mais cette fois, il le lancera en Expert. Et enfin il accédera au véritable jeu, au véritable Thief. Le jeu a fini de tout lui apprendre. Alors le joueur lui signale qu’il est prêt, et le jeu retire les gants. C’était entendu du moment où il a lancé le jeu ; s’il n’a pas été dégoûté par ses mécaniques, tout a été mis en œuvre pour qu’il en arrive là. Et ça a fonctionné. Ça fonctionne toujours. Je ne connais personne qui ne joue pas en Expert. Certains ont commencé par là directement, d’autres ont commencé en Difficile, et d’autres encore en Normal. Mais tous, absolument tous, sont devenus des Maîtres Voleurs.
Et c’est très bien. Le jeu est fait pour être joué en Expert. Ce mode d’enragé où le joueur a si peu de santé qu’un saut foiré peut le tuer aussi vite qu’un garde qui se retourne, ce mode dégueulasse où on lui demande d’être constamment aux aguets, de connaître sur le bout des doigts sa matrice de risque, de savoir au pixel près à quel moment il peut donner un coup de matraque, ce mode d’enculé où le joueur est là pour montrer ce qu’il sait faire.
Ça semble romanesque, vu comme ça. Mais à quelques variantes près, je suis à peu près sûr que n’importe quel joueur de Thief vous dira la même chose. Et c’est déjà dire beaucoup sur la qualité du design du jeu. Le joueur est passé en l’espace de quelques heures du statut de débutant maladroit à celui de machine à non-tuer. Et il a tout appris du principe d’impuissance. On ne tue pas, ce n’est pas assez discret, ni assez efficace. On ne gaspille pas, les ressources sont rares et chères. On attend, on observe, et surtout, on écoute.
R comme Râlerie
C’est quelque chose que les autres écoles ont oublié, et que même Dishonored, le « successeur spirituel » de Thief (… cette tournure bullshitesque ne cessera jamais de me faire ricaner et grincer des dents) ne comprend pas. En dehors des premiers Splinter Cell, les autres jeux approchant du principe d’impuissance ont oublié au minimum l’importance des ombres, et au pire jusqu’à l’importance du SON. Certes, les gardes peuvent entendre le joueur dans Dishonored. Mais on ne peut pas raisonnablement savoir ce que font les gardes rien qu’à l’ouïe. Dans Thief… c’est non seulement possible, mais souvent nécessaire. Dans Thief, le joueur cesse de respirer pour mieux entendre, et reste dans l’ombre, devenue sa seule arme et son seul bouclier.
Dans Dishonored, le joueur n’en a rien à foutre. Il se force à essayer de se faire discret (… en sachant que si ça ne marche pas, il a toutes les options du monde pour « régler » ça d’une manière on ne peut moins discrète, même en non-létal, et ça ne laisse même pas de sang pour attirer l’attention malgré la débauche d’hémoglobine présentée au joueur) dans un système qui n’en a rien à foutre, et qui se limite le plus souvent à un antique système de line of sight, comme… dans les années ’80/’90. Tu parles d’un fils. Fils prodigue et indigne, oui. Tous ces éléments combinés font de Thief ce qu’il est : une anomalie, un OVNI vidéoludique (oui, j’utilise la pleine palette des termes standards, et non ce n’est pas cliché. Ni dégradant). Quelque chose que beaucoup ont vu mais, semble-t-il, que peu ont compris.
Suffit-il de voir ce qui se targue d’être un successeur ou un reboot (tant qu’à y être, soyons de mauvaise foi et prenons Thi4f pour ce qu’il n’est pas, un reboot des deux premiers jeux) : de pâles copies ne reprenant que les éléments les moins pertinents. « Ouais, Thief, c’est de l’infiltration, mais de l’infiltration c’est de l’infiltration, rien à foutre, puis c’est trop compliqué, puis les gens aiment bien MGS, alors virons vite tout ce qui fait du jeu ce qu’il est, sûr que ce sera mieux » . Certes, Thief 2014 et Dishonored sont de bons jeux, mais seul Thi4f est un bon jeu d’infiltration, et aucun des deux ne répond au cahier des charges posé par Thief 1998.
Au contraire, ils tentent désespérément de cocher les petites cases qui font d’eux des échecs dès la première minute de conception : non, Thief, ce n’est pas une ambiance dark. Non, Garrett ne fait pas le malin. Non, la détection ne se fait pas sur la seule vue des gardes. Non, le body awareness ne doit pas montrer le corps entier au prix d’animations qui cassent l’immersion (… et je ne parle pas des mains, mais des pieds). Non, un bon jeu d’infiltration ne permet pas au joueur d’être pratiquement invisible en plein jour. Et surtout, surtout : non, Thief – et tout autre bon jeu d’infiltration – ce n’est pas, ça n’a jamais été, ce ne sera jamais et ce ne doit jamais être une power fantasy. La boucle est bouclée : principe d’impuissance.
J’ai déjà abordé le sujet pour les puzzle games : l’inclusion sociale vidéoludique est un chancre qui doit être crevé. Est-ce que ça va tuer les ventes ? Bien sûr. Est-ce que c’est nécessaire ? Oui. Parce que tout y perd son âme. Un jour il faudra que j’en parle plus en détail, mais on est pas là pour ça aujourd’hui.
R comme ronronnements et chuchotements
Mais revenons à nos problèmes de son. Porté par un système EAX certes réservé aux vrais gamers (ceux qui ont une carte Creative Labs – je vous rappelle qu’on est en 1998) mais ô combien pertinent, efficace et pratiquement indispensable, l’environnement sonore est un cocon de stress, de malaise, d’inquiétude. Les sons résonnent comme rarement dans les autres jeux, y compris à ce jour, le moindre bruit ajoute à l’atmosphère. Et l’atmosphère est indispensable. Inutile de chercher la moindre musique en dehors des vidéos d’intro et de fin du jeu dans Thief : tout n’est que son, ce son qui est le tiers des sens du joueur en jeu, épaulé par un fond sonore ambiant qui lui colle à la peau autant qu’aux tripes du joueur.
Avec la tombée en désuétude de l’habitude d’acheter une véritable carte-son et non l’un de ces ersatz dont se sert à peu près tout le monde de nos jours, Thief a perdu de sa superbe. Quiconque a joué au jeu deux fois – une fois sans l’EAX et une fois avec – peut vous le dire : la chose est tout sauf un gadget. Une fois le jeu joué dans son environnement prévu, impossible d’y retourner en son « normal » malgré les problèmes mineurs engendrés (les pas de Garrett qui résonnent comme le reste, mais sans être entendus à distance). Il est alors heureux que les patchs non-officiels de la communauté aient amené l’émulation de l’EAX par OpenAL. Tout le monde y gagne, et ceux qui n’ont jamais eu la chance d’entendre Thief the way it’s meant to be played peuvent enfin constater que non, les mecs qui portaient ce détail aux nues n’exagéraient pas.
Mais je m’égare encore. Le son, disais-je donc, est tout, et ajoute à toutes les assiettes : gameplay, où la réverbération du son donne des informations sur la salle où patrouille le garde qu’on entend. Ambiance, où la vessie du joueur rétrécit à vue d’œil sous le souffle sépulcral des catacombes qu’il est en train – il le sait – de profaner pour les piller. Storytelling, où le monde glisse lentement mais inexorablement d’une Dark Fantasy mâtinée de Steampunk à quelque chose de primal et infiniment plus inquiétant.
Thief n’a pas besoin de musique. Thief est même de ces jeux où un joueur peut apprendre que la musique est parfois, voire bien souvent, en trop, et ne permet pas de profiter pleinement de l’ambiance du monde dans lequel il évolue – si tant est que ses développeurs se soient donné la peine d’en créer une, d’ambiance sonore. Oui, je te regarde, Dishonored. Faire des petits bruits à la con et inconséquents, ce n’est pas créer une ambiance sonore. C’est casser les couilles de celui qui comprend que ce que tu fais c’est de la poudre aux yeux. Oui, la cité va mal. Oui, je sais, Dunwall va mal, OUI JE SAIS QUE TON BLED POURRI EST DANS LA MERDE, TA GUEULE, TU M’EMPÊCHES D’ENTENDRE CE QUI M’INTÉRESSE.
L’Âge de Métal poussera l’idée jusqu’à son extrémité technique naturaliste : l’écoute aux portes permettra de mieux distinguer ce qui se trame de l’autre côté. Là où aujourd’hui on a mis le son de côté, Thief le mettait en exergue de belle manière ; les serrures des portes sont dans les poignées, pas la peine d’essayer de voir au travers. Probable limitation technique, mais cela a permis de renforcer l’aspect sonore du jeu. Celui-ci étant bien moins limité, si ce n’est par la qualité des samples au vu des processeurs de l’époque, tout était permis. Tout l’est encore, mais qui s’en soucie vraiment ?
Pour ce qui est du storytelling environnemental, c’est vite réglé : suffit-il de jouer à L’Épée pour comprendre. La mission commence tout à fait normalement, puis l’environnement devient de plus en plus inquiétant, hostile et incompréhensible à mesure qu’on avance ; ou à La Cité Perdue et La Cathédrale Hantée, qui montrent la Cité dans tous ses états. Tant l’histoire que l’Histoire sont complémentés par le level design. On peut aussi parler de sa contextualisation. À la sortie de Thi4f, nombreux sont ceux qui se sont plaints de la contextualisation, et d’un point en particulier : les flèches à corde et les poutres apparentes. C’est oublier que les deux premiers jeux faisaient la même chose. La différence, c’est que plutôt que d’offrir une unique poutre, il y en avait vingt, dont dix-neuf ne servaient à rien, ou c’était toute une surface parfaitement inutile qui entourait la zone où une flèche pouvait emmener le joueur plus loin. Je ferai également l’impasse sur le devenir des niveaux au gigantisme pharaonique, marque de fabrique des deux premiers et d’une époque où les limitations techniques n’étaient pas aussi restrictives que celles des consoles d’hier et d’aujourd’hui.
R comme Remise en contexte
Mais n’est-ce pas là tout le problème ? Qu’il s’agisse de Deadly Shadows ou de Thief 2014, tous deux sont des produits de leur époque, tout comme les deux premiers. Dark Project et L’Âge de Métal sont issus d’une période d’innovation et d’exploration des territoires offerts par la 3D. Les deux derniers opus sont des produits de l’ère des consoles et d’un streamlining toujours plus important, toujours plus dérangeant.
On me dira que j’exagère, mais on voit désormais des gamins de 15 ans essayer les ancêtres, se vautrer lamentablement et pleurnicher parce qu’ils ne savaient pas qu’il était non seulement possible mais obligatoire de sauvegarder manuellement. Habitués à être tenus par la main et infantilisés, ils ont perdu jusqu’à ce réflexe de survie que pourtant Thi4f tente maladroitement de leur inculquer avec ses placards. Et non, je n’invente rien. Clique ici voir, lecteur.
Thief joue aussi sa main d’une manière experte pour ce qui est de ses missions : non seulement elles présentent les divers concepts du jeu progressivement, mais en prime leur difficulté va crescendo. Le Manoir de Lord Bafford est une petite promenade tranquille, tout comme Expédition et Encaissement (… même si ce dernier est d’une taille à faire tourner la tête comparé au premier). Inversement, Sabotage à la Manufacture Fondière est un cauchemar à tous les niveaux. Terminer la mission est tout sauf une mince affaire, car une fois encore, on n’est pas dans le cadre d’une power fantasy. Garrett reste Garrett, mais les choses deviennent plus complexes, plus dangereuses, plus mortelles. Et au bout de deux opus, Looking Glass a bien l’intention de demander au joueur de prouver qu’il est bien le Maître Voleur qu’il se targue d’être devenu.
À l’inverse, terminer Dishonored est une vaste blague. Je défie tout joueur semi-compétent d’arriver au phare avec moins de 10 élixirs de Sokolov. Et ces 10 élixirs de Sokolov, couplés avec Pli Temporel, donnent plus que le temps nécessaire au joueur pour traverser tout le niveau, sans rien avoir à faire de plus que spammer le clic droit et la touche T. Et je vais être honnête : c’est heureux, quelque part. Dishonored est déjà hors compétition dès Le Médecin Royal, mission où le jeu commence à péter les couilles de celui qui a envie de jouer à un jeu d’infiltration. Alors l’immonde couloir fade qu’est son dernier niveau…
Il faut plus qu’une vue à la première personne pour faire un Thief. Il faut une résonance vidéoludique : ce que l’on fait est autant dicté par le jeu que le déroulement du jeu est dicté par ce que l’on fait. Il faut que ce que l’on voit corresponde à ce qui nous est raconté et à ce que l’on en ressent. Il faut respecter le principe d’impuissance : pouvoir balancer de la magie débile (… soit dit en passant : « c’est magique » , c’est l’excuse la plus merdique qu’on ait jamais inventé pour tenter de cacher le fait que ça n’a rien à foutre là si l’univers n’a pas d’autre élément surnaturel, ou qu’on ne sait pas du tout ce qu’on fait) dans tous les sens ne fait pas un bon jeu d’infiltration. Ça fait un bon jeu d’action. Il faut que le visuel se tienne : essayez donc de vous promener en pleine journée sans être vu, voir.
Il faut que le son reçoive un soin particulier : c’est facile de faire des petits bruits à la con, mais Thief tisse une toile audio complexe et aux facettes multiples. Les catacombes, les cathédrales hantées, les manoirs ont tous leur ambiance. Le manque de variété tue tout effort en ce sens : quand la trame devient bruit de fond, elle devient une gêne. Les bruits de pas des gardes qui se réverbèrent dans un hall marbré et le tintement du surnaturel païen combinés, par exemple, en disent long et parlent au joueur. J’entends bien des gardes, mais je suis actuellement dans une zone qui n’est pas la leur. Si j’entendais des pas sur l’herbe, j’aurais des raisons de m’inquiéter. Et on ne parle encore ici que de l’aspect purement mécanique du jeu.
R comme Relations intimes
Garrett résonne aussi avec le joueur pour diverses raisons. C’est un homme de peu de mots, et ce qui ressort de ses dia- et monologues, c’est un cynisme à toute épreuve, un détachement émotionnel extrême, et un professionnalisme redoutable. Le plus gros des missions se passera malgré tout dans le silence, et chaque quip balancée par le personnage le sera à un moment creux, où le joueur ne risque rien. Pas de tension, et donc pas de sursaut quand Garrett balance un trait d’humour noir.
Mais cela cache davantage : Garrett a passé la moitié de son enfance dans les rues, à voler, mendier, et très probablement à se cacher de la garde. On peut aisément comprendre qu’il en a gardé une certaine aversion pour le système, pour l’autorité, et pour ses congénères. L’autre moitié, il l’a passée chez les Gardiens, une institution secrète où le mot d’ordre est « L’équilibre repose sur l’indifférence ». À peine sorti de la rue et de son enfer, il est endoctriné pendant des mois, des années même, sans aucun doute, à ne rien ressentir. On lui a bourré dans le crâne que sortir de l’indifférence est dangereux. Pas étonnant dès lors qu’il ne sauve Basso que par pur profit. Pas étonnant que sa conversation avec Constantine se déroule dans une ambiance de méfiance glaciale. Pas étonnant qu’il s’en prenne à la prétention des nobles. Pas étonnant que Garrett ne s’attache à rien, et surtout à personne, du moins au début de ses aventures.
Garrett ne délie sa langue que lorsqu’il récapitule à voix haute les détails du plan qu’il a pour la mission à venir. Le reste se passe dans un silence salvateur – parler attirerait une attention dont on se passe bien – et qui colle au personnage autant qu’au joueur. Le silence parle, parce que Garrett parle, y compris dans les missions. « Une salle du trône… Mais jusqu’où va la prétention ? » , ce n’est pas juste là pour faire joli. La tension est passée, Garrett sait qu’il peut se permettre de parler, et ça lui ressemble bien. Et puis, franchement : quel genre d’homme est assez imbu de sa personne pour se faire une salle du trône personnelle ? La connexion est immédiate. Ce n’est pas chose facile de créer un personnage parlant et avec lequel le joueur peut avoir une connexion. Ici, Garrett gagne à tous les coups parce qu’il se tait et ne lâche jamais que des vacheries ou des indications que le joueur peut utiliser ou ressent à l’instant où elles sont prononcées : « Une belle descente » communique le danger d’une chute potentielle autant que la constatation d’une évidence. C’est le genre de réflexion qu’on se fait.
Désagréable, hautain, cynique, méprisant envers le système qui le nourrit d’une certaine manière, Garrett est plus qu’un mec en noir qui se la joue emo.
R comme Rôdeur qui roule amasse la mousse (… et en tapisse les surfaces bruyantes, accessoirement)
Au fil des jeux, Garrett va lentement devenir plus doux, plus sage et plus compréhensif. Mis par trois fois dans le rôle du grain de sable dans des rouages mortels, il va gagner en empathie et en compréhension du monde qui l’entoure, pour au final se retrouver là où tout a commencé, chez les Gardiens, mais avec une vision plus claire et détachée de la colère et de l’incompréhension propres à la jeunesse.
C’est dans le premier jeu que Garrett pose le postulat qui sert de ligne directrice aux trois jeux : « les fanatiques ne sont pas des amis très fiables« . Et c’est toujours de cela qu’il sera question dans les Thief, non d’une lutte des classes ou d’une basse vengeance – thème éculé et inintéressant s’il en est – et ce même si la revanche est l’un des moteurs du voleur. Il est ici question des implications de la poussée à l’extrême d’une idée, si bonne soit-elle. Dans La Guilde des Voleurs (… au passage : le mec qui a pensé que ce serait un bon titre français pour le premier jeu devrait être émasculé immédiatement), ce sont les païens qui sont visés, avec leur culte de la nature. La technologie n’est certes pas toujours positive, mais revenir à un état primitif n’est pas une perspective des plus engageantes, et la nature sait se montrer cruelle et indifférente, inhumaine même.
Dans L’Âge de Métal, ce sont les Mécanistes, un groupuscule Marteleur renégat et extrémiste, qui se retrouve au centre de l’attention. Peut-être s’agit-il d’une conséquence de la perte de pouvoir du Malin dans le premier, mais ici la technologie gagne toujours plus de terrain, la nature recule, on est dans un système de déshumanisation galopante par la mécanisation, reflet étrangement marquant de notre époque toujours plus connectée et toujours moins sociale. On y trouve certes des éléments d’abus de pouvoir et de corruption en la personne de Truart, mais ce n’est pas lui qui nous intéresse. C’est Karras, gourou charismatique et lâche, dont on n’entend jusqu’à la toute fin du jeu que la voix, qu’on ne verra que peu avant ladite fin, et qu’on ne pourra jamais approcher ; comme la technologie, il est partout et nulle part à la fois, et il n’est au final qu’un misérable sac de chair et d’os, une chose vulnérable qu’on pourrait détruire d’un claquement de doigts, quelque chose qui a mal tourné, comme une technologie détournée de sa vocation première.
Dans Deadly Shadows, enfin, ce sont les Gardiens. L’ordre dédié à l’équilibre précaire qui permet au monde d’être vivable et viable. Gamall pose l’inévitable question : « qui surveille les surveillants ? » et il n’y a évidemment pas de bonne réponse, sinon que seuls les individus peuvent voir, comprendre et défaire les comportements hasardeux de ceux qui pourraient se prétendre leurs bergers. Ce n’est pas que la sécurité soit mauvaise en soi, mais il suffit d’une seule mauvaise volonté pour pervertir tout un système. Ainsi, Gamall censure ce qui peut lui porter préjudice et détruit par là les fondements de l’ordre dont elle faisait partie.
Chaque environnement est, sinon angoissant, inquiétant en soi. Dans Dark Project, c’est la décrépitude, les innombrables chutes de la civilisation, couplées à une nature hostile et indifférente qui mettent mal à l’aise : plus on avance dans le jeu, plus on découvre que la Cité est morte nombre de fois, certaines cartes datant de temps reculés montrant encore à quoi elle ressemblait. Entre le vieux quartier et la Cité antique, on sait que la Cité est bâtie sur les cadavres et les ruines de ses propres existences antérieures. Ce qui l’a détruite ? On ne sait pas. Mais il n’y a guère de traces de technologie dans ces endroits-là. Il y reste des burricks (ou burèques suivant votre âge), des feux follets ; bref : la nature et le surnaturel. Le peu de technologie restant réside dans les systèmes d’éclairage qui fonctionnent une fois sur deux. Et même eux ne révèlent pas leur nature : est-ce vraiment de la technologie ? De même, l’entièreté du déroulement du jeu n’est qu’un lent et horrible glissement vers un état oscillant entre la nature et le surnaturel sous forme de paganisme.
Dans l’Âge de Métal, c’est la technologie qui prend la place de la nature et dévore le paysage dans ses accès de gloutonnerie déshumanisée. Il n’y a plus de verdure, il n’y a plus de répit, il n’y a plus d’ombre, d’endroit où se cacher, d’endroit où souffler. Dans Deadly Shadows, c’est la ville elle-même qui devient inquiétante. C’est ce qu’elle est, ce qu’elle devient, les rapports de force qui la dessinent et la divisent. C’est le masque de l’équilibre qui n’a jamais été son état naturel et que les Gardiens voudraient envers et contre tout conserver qui tombe en lambeaux, tandis que leur ordre miné de l’intérieur meurt à petit feu.
R comme Rouge ou Bleu ?
Les trois mis côte à côte posent la délicate question de la balance morale d’une manière plus fine, nuancée et intelligente que ne le feront jamais tous les Mass Effect, Dishonored et Bioshock du monde. Rien n’est jamais blanc ou noir. On a besoin de la nature, on a besoin de croire en quelque chose, et il faut bien que des érudits s’interrogent sur la nature du monde qui nous entoure et guident l’humanité de leurs lumières – et de leurs inventions. Mais chaque idéologie porte sa fin en soi. Ce n’est pas une invasion de rats ou le fait d’assommer les gens qui change une cité. On pourrait même presque arguer que le meurtre n’est que le moyen d’arriver à une fin plus noble, mais c’est demander trop d’efforts des développeurs modernes et de réflexion de la part des joueurs modernes que de poser la question du moindre mal, apparemment. Garrett n’est certes pas un héros, et ses actes sont évidemment répréhensibles, mais que deviendrait la Cité sans lui ? Un criminel est-il fondamentalement mauvais ? Que dit sa balance morale, que dit sa retenue ?
Le meurtre n’est pas présenté comme un Mal dans Thief. Il est présenté comme la marque d’un mauvais voleur, d’un débutant maladroit incapable de trouver une solution plus créative à son problème. Le meurtre n’est pas amusant, le meurtre ne donne pas l’impression d’être puissant. Le meurtre est une bévue du joueur, tout simplement, parce que Garrett n’est pas un assassin. Garrett est à peine un bad guy. Garrett est un voleur, et un bon voleur ne laisse pas de traces, c’est mauvais pour le business.
Thief est l’exemple d’une école perdue. Une école où les limitations techniques sont prises comme des forces et non des faiblesses, une école où la dissonance vidéoludique est un écueil à éviter, une école où l’ouverture et l’innovation sont les maîtres mots.
Il y avait tant et plus à améliorer à partir des deux premiers jeux, et le Dark Mod (oui c’est un lien) en a pris bonne note. Son IA est plus redoutable et plus efficace, sa physique joue un rôle plus important, son système de crochetage est plus moderne et plus vicieux… Mais il ne s’agit là que d’un mod, et il ne pourra jamais qu’améliorer la partie technique d’un système qui en demande beaucoup plus. Ce n’est pas simplement l’infiltration à base d’ombre et de lumières qui s’est perdue dans les abîmes du temps avec le design des deux premiers opus. C’est aussi l’utilisation massive du son et de l’espace, la résonance vidéoludique poussée au maximum, les réflexions morales sous-jacentes qui ont disparu.
R comme Retour au présent
Et c’est tout cela qui fait de Thief une œuvre irremplaçable et à laquelle il est difficile de succéder. Dans une ère où il faut absolument faire du chiffre et où tout le monde a perdu le sens des valeurs que Thief transmet – suffit-il de voir le nombre de reviews de Thi4f écrites par des mecs qui se sont cantonnés à la difficulté Voleur, si pas Loup Solitaire – il est même probable que cela n’arrivera pas, ou alors d’une manière inattendue.
À dire le vrai, ce n’est pas Dishonored qui s’approche le plus d’un fils spirituel de Thief. C’est bel et bien le Dark Mod, mais il n’a ni les moyens ni l’ambition de faire revivre et évoluer cette école. Il ne peut que plaire à ceux qui s’en souviennent, et son statut de mod, même standalone, l’empêchera toujours d’avoir la reconnaissance qu’il mérite ; d’autant qu’il n’a pas de campagne pour le vendre et que son moteur graphique est hélas dépassé. Et si les gens ne peuvent déjà plus voir le mod en peinture, que dire des jeux qui l’ont inspiré ?
Mais aussi, surtout peut-être : que dire des joueurs ? Coincés entre les extrémistes nostalgiques qui crachent sur un nouvel opus qui tente tant bien que mal de réconcilier chèvre et chou, et l’habitude de ne plus devoir faire aucun effort pour terminer les jeux, quelle place et quel intérêt ont-ils encore pour une école de design où la récompense se cache derrière l’effort ? Où il lui faut s’infliger autant de restrictions que possible pour avoir le plus de fun (… et non l’inverse, oui, c’est encore toi que je regarde, Dishonored) ? Où tous les codes auxquels il a été habitué à l’exclusion de tout autre cette dernière décennie doivent voler en éclats avant même de pouvoir commencer ?
La réponse, j’en ai peur, est évidente. S’il faut en croire les statistiques de Steam, si 15% de joueurs ont terminé Thief 2014, 3% seulement l’ont terminé en Maître et 1,1% en ghosting – en vrai ghosting, n’est-ce pas Dishonored (c’est-à-dire dans une difficulté supérieure à 700 points dans cette mouture moderne, c’est-à-dire sans tuer ni assommer qui que ce soit et sans se faire repérer, plus deux ou trois restrictions supplémentaires cosmétiques puisqu’inhérentes à ces trois-là), soit 20% et 7% des joueurs ayant fini la chose, respectivement. De même, 1,5% des joueurs s’est passé du mode concentration, qui est pourtant nettement plus dispensable que le Clignement… Et du côté de l’industrie ?
Eh bien on arrête pas la marche du « progrès », et il n’y a pas de Garrett pour mettre des bâtons dans les roues du Karras qu’est devenue une industrie enivrée par sa propre puissance, imbue de son importance, hypnotisée par les credos, les demi-vérités et les mensonges qu’elle s’inflige elle-même depuis trop longtemps, tant et si bien qu’elle est persuadée d’être dans le juste et de prôner la diversité tandis qu’elle pratique une politique de terre brûlée, dévastant sur son passage des écoles et des genres qui auraient pu – si on leur avait donné le soin qu’ils méritent – éclore enfin et donner une variété spectaculaire à la façon d’aborder le medium.
L’époque et l’école ont été perdues. Et comme tous les événements marquants il ne reste qu’une poignée de survivants pour raconter comment c’était. Pis encore : nombre d’entre eux n’appliquent pas ce qu’ils prêchent et défendent plus que vertement l’involution du medium pour retourner à un état primaire et d’expérimentation. Pourtant on a tenté nombre de choses depuis. Il serait certes compliqué de donner aux opus une suite digne de ce nom en intégrant tout ce que l’on a appris à faire et ne pas faire, sans compromettre la difficulté. Malgré tout, violer tous les fondamentaux n’est pas la marche à suivre, n’en déplaise à Squenix et, surtout, à Arkane. Faire du ghosting l’équivalent d’un safari non-létal, c’est démontrer en une fraction de seconde qu’on ne sait plus rien du jeu qui a posé les bases, ni de la communauté qui lui est encore dévouée et sort encore quasi quotidiennement de nouvelles missions. Car oui, près de vingt ans plus tard, la communauté des Voleurs continue à créer des missions et à démontrer qu’aujourd’hui encore, Thief reste non seulement important, mais jouable, intéressant et pertinent. On ne pourra que déplorer le massacre de tout ce qui rendait son école de design unique sur l’autel de la power fantasy.
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A propos de l'auteur : Hyeron
Un commentaire sur “R, comme revenons un instant sur… Thief”
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J’ai découvert Thief avec la démo présente dans un numéro de Génération 4. Et ce fut un sacré choc …
Ce qui est triste, c’est que je ne me suis procuré le jeu complet que bien tard ( très récemment en
fait ), et que je n’ai pas encore eut le temps de le finir … mais j’y compte bien
Lorsque je me suis procuré Deus Ex, qui promettait des sensations équivalentes en plus de pouvoir
choisir la voie bourrin, le côté rpg et le soi-disant monde ouvert, je me suis dit qu’ont touchait
le Saint Graal du jeu vidéo et … non. Deus Ex est un très mauvais jeu d’infiltration, un fps
médiocre, un rpg bien léger, avec un scénario très moyen ( et je ne parle pas des doublages … ).
Reste son level design qui est très bon, c’est vrai, mais comme le reste est médiocre …
Deus Ex m’a un peu dégoûté de tout ce qui pouvait suivre dans cette lignée. Quand Dishonored est
arrivé ( et Dishonored est plus un Deus Ex-like qu’un Thief-like ) je me suis dit que ça n’était
pas pour moi : encore un jeu bourré de promesses et qui ne fonctionne que sur de l’esbrouffe.
Finalement je me le suis procuré récemment en promo à moins de 5 euros je crois. Et finalement
c’est pas mal … pour peu que l’on se dise que l’on joue une sorte de super-ninja.
Le coup de génie de Dihonored c’est de proposer une infiltration aussi naze que dans Deus Ex mais
de la rendre « nécessaire » par un trucage intelligent, de la part des devs, mais bien foutage de
gueule : le Chaos et les reproches d’Emily. Ce n’est pas le gameplay qui force l’infiltration ( le
perso est surpuissant ), c’est le scénario. Why not.
Si on se prend au jeu, c’est sympa et agréable, mais ça n’est pas génial. Dishonored n’est pas
un jeu génial. Il n’a rien inventé, il n’excelle en rien, si ce n’est, peut-être, dans sa
direction artistique. Mais Deus Ex, qui n’est jamais qu’un System Shock 3 au fond, n’est pas mieux
loti.
Tout ça pour dire que je partage totalement ton avis sur cette série, et que je suis également
d’accord pour reconnaître dans le Dark Mod le vrai successeur malheureusement inconnu de Thief.
Mais le Dark Mod tourne avec le moteur de Doom 3, et rien que pour ça je l’aime